Chapitre 1 : DevenDol
Encore et toujours le même rêve. Non, en fait de rêve il s'agissait bel et bien d'un souvenir. La même scène, les mêmes mots qui revenaient sans cesse le hanter. Mais pourquoi ? Le Géant se redressa et regarda dehors. Wam, l'astre du jour, venait sans doute tout juste de disparaître et la chaleur serait bientôt à nouveau supportable. Impossible de traverser le désert pendant la journée. C'est donc à la faveur de la nuit qu'il rejoindrait les mines de FALENDJA.
Même s'il n'en était pas un, URSUS avait la carrure d'un robuste guerrier. Il avait hérité cela de son père et sa taille dépassait les quatre pas. Tout comme la grande majorité des gens de sa race, il avait la peau mate et en partie couverte d'un mystérieux réseau de lignes brunes qui se mêlaient en spirales et entrelacs. Ses cheveux bruns étaient rassemblés et attachés en une simple queue de cheval dégageant ainsi largement son front au centre duquel était tatoué une sorte de "v". En guise de sourcils était tracée une longue ligne horizontale aux extrémités recourbées elle-même rejointe au niveau des tempes par deux lignes verticales partant de ses joues. Une barbe de quelques centimètres, parfaitement entretenue, recouvrait son menton.
Avec la minutie qui seyait à sa race et détonnait tant avec sa robuste silhouette, il rangea son paquetage et s'extirpa hors de la grotte dans laquelle il avait trouvé refuge. Il regarda vers le Nord. L'énorme gueule noire du mont DERAW se détachait encore nettement sur le lavis bleu et argent du ciel au crépuscule. Dans moins d'une heure, le monstre cracherait Chiva, l'astre de la nuit, qui éclairerait son chemin au milieu de ce chaos de roches rosâtres dont le DEVENDOL tirait son nom.
Au bout de quelques foulées seulement, le Géant s'arrêta. Son bras droit le faisait à nouveau souffrir le martyr. Il s'assit au pied d'une des carcasses de métal qui jonchaient ça et là les collines rocailleuses. Eux, les témoins muets d'un autre âge, squelettes immobiles dans un paysage sans vie, semblaient bien être les seuls gardiens du désert.
Cela faisait presque douze cycles qu'il avait passé le col du BAYOAR. Douze cycles que cette Elfe lui avait barré la route sans raison. Les montagnards du coin l'appelaient la Reine de Glace et avaient l'air de beaucoup la respecter. Alors pourquoi s'en était-elle pris à lui ? À qui la faute si maintenant elle était morte en sombrant entre l'abîme des falaises ? Il n'avait fait que se défendre. Pourtant... Quel était le sens de ce cauchemar récurrent qui l'épuisait nuit après nuit ? Beaucoup de questions sans réponses qu'il valait mieux oublier pour l'instant.
La douleur qui paralysait son bras allait passer, elle aussi. C'était le même rituel chaque soir, il fallait juste attendre un peu. Avec précaution, le Géant détacha le bandage qui dissimulait le membre douloureux. Ici, il était seul, pas besoin de se cacher. Contrairement à son bras gauche qui, comme le veut la tradition de son peuple, était tatoué du récit de son histoire, son bras droit, lui, était d'un noir pur et profond, vide et angoissant. Si intense et parfait que seul le regard d'un brave pouvait y affronter son reflet. Des motifs étranges semblaient être animés d'une vie propre et dans la pénombre de la nuit naissante, on pouvait entrevoir l'aura bleutée qui nimbait cette mystérieuse armure.
Jamais aucune lame n'avait pu l'entamer. Toutes s'étaient brisées à son contact mais pas celle-là. Cette femme l'avait frappé et la morsure était là, crevasse bien visible et persistante qui tardait à s'effacer. Évidemment, c'était une Araksey. Un des sept esprits de KAZAAL. Pour autant, ce n'était pas avec son pouvoir qu'elle l'avait blessé, mais bien avec son arme...
Les premiers rayons de Chiva commençaient à baigner l'horizon. Il fallait reprendre la route, coûte que coûte. Le Géant étira son bras une dernière fois et reprit sa course, laissant derrière ses foulées gigantesques un nuage de poussière en paillettes scintillantes.
Les limites du DEVENDOL paraissaient inaccessibles mais, après plus de trois heures d'un marathon régulier, les falaises brûlées de FALENDJA commencèrent à se dessiner sur la ligne droite et implacable de l'horizon. Un mois déjà, qu'il arpentait nuit après nuit, les terres hostiles de cette contrée. Au départ, il avait cru que la vie n'avait pas su coloniser cette région ingrate. À tort, bien sûr, car si pendant la journée la morsure de Wam était mortelle, la nuit en revanche était le théâtre d'une activité discrète mais surprenante.
Le silence absolu des journées brûlantes laissait place à un concert désordonné de sifflements, crissements et stridulations. Tandis que les Buissons Porc-Épics sortaient de terre pour attraper dans leurs fines ombelles l'humidité du vent venu de la mer d'ERGAS, des hordes d'insectes voletaient à la recherche d'un compagnon d'une nuit. Dans cet environnement hostile, se cacher était la seule manière de survivre. Dans le creux des rochers, sous terre ou dans un caverne... autant dire que les places étaient chères et souvent bien étroites. Le Géant n'avait donc rien à craindre même des plus grands prédateurs : il aurait pu les écraser sans mal avec son pouce. Les seuls pièges à éviter étaient les bouches de Xeuropones. Cette plante carnivore créait autour de son bulbe des sables mouvants afin d'y attraper ses proies. Si l'énorme pied du coureur noctambule venait à s'y poser, il s'enfoncerait jusqu'à la cheville et ce serait alors la chute assurée. Dans le désert, un animal blessé ne survit pas longtemps. C'est pourquoi il valait mieux rester au plus près des rochers et éviter les larges plaines sableuses.
Malgré les longs détours imposés par la prudence, le Géant avançait à bon rythme, s'accordant de temps à autre de petites pauses contemplatives. Il avait traversé déjà de nombreux pays depuis qu'il avait commencé son voyage mais jamais ailleurs qu'ici il n'avait pu voir le ballet intriguant des Criquets de Feu. Fascinantes petites créatures que ces insectes aux ailes de lumière qui semblaient vouloir imiter les étoiles sur la voûte du ciel et dont la nuée dessinait des villes éphémères dans l'obscurité du désert.
Les immenses murailles naturelles de la chaîne de l'ELENDJA étaient maintenant toutes proches. Chiva avait presque atteint le sommet de sa course. Ses rayons blanchâtres n'arrivaient pourtant pas à éclairer les falaises noires qui paraissaient sinistres et inhospitalières. C'était pourtant bien là, dans l'ombre fraîche du cirque de FALENDJA que se trouvait le camp minier où il finirait sa nuit. URSUS s'engagea dans l'étroit défilé au bout duquel se dressait une imposante porte de métal. Au sommet, sur la coursive de guet, deux gardes discutaient. Ils ne l'avaient même pas remarqué.
"Ohé !" cria-t-il de sa voix de stentor.
Les deux soldats effrayés et pris au dépourvu lui répondirent d'un ton agressif.
"Qui va-là à cette heure de la nuit ?
- C'est le vannier ! Rappelez-vous, j'étais là il y a cinq cycles.
- Quoi ? Mets-toi dans la lumière qu'on puisse mieux te voir."
Le Géant se décala de quelques pas pour sortir de l'ombre des monolithes qui jonchaient les cotés du ravin. Les gardes éclatèrent de rire.
"Ah oui, c'est bien toi... Tu t'es perdu dans le désert ? Ah ah ah !..."
Comme le voyageur ne répondait pas, le gardien le plus trapu et qui semblait être le chef, reprit son sérieux et donna une claque derrière la tête de son collègue.
"Allez, bougre d'âne, réveille-toi un peu et va lui ouvrir."
L'autre maugréa et descendit quatre à quatre les escaliers creusés à l'intérieur même de la roche.
Clank, clank... Par huit fois, le bruit des verrous résonna contre les hautes parois de roche. Quand l'écho eut finit de se perdre dans les replis de la montagne, la lourde porte s'entrouvrit sans le moindre bruit. Les Nains, qui avaient sans doute réalisé cet ouvrage, étaient vraiment maîtres dans l'art de la ferronnerie. Ils avaient récupéré et assemblé les carcasses des machines qui jonchaient le DEVENDOL, donnant ainsi à l'entrée de la cité, l'aspect d'un monstre difforme et décharné.
Le Géant se glissa entre les battants entre-baillés et remercia le gardien.
"Normalement, on ouvr' pas les portes en dehors des heures grises. Faut qu' le chef vous fasse vraiment confiance pour vous laisser rentrer, dit le garde en tendant la main pour percevoir son paiement."
Dans son uniforme troué et déchiré, il ressemblait plus à un mendiant qu'à un guerrier. Pas d'insigne, pas de marque Arakin, seule la couleur rouge de sa ceinture rappelait la soumission des mines au sceau d'ARPAL. Un turban poussiéreux masquait son visage et ne laissait voir que ses yeux. Dans sa main gauche il tenait une lance de métal dont l'ouvrage raffiné dénotait avec les loques de ses vêtements. Quant à son bras droit, il n'en avait vraisemblablement plus l'usage.
Le voyageur sortit de sa bourse dix pions d'ambre rouge. C'était deux fois plus que le droit de péage habituel. "Pour le dérangement..." commenta-t-il puis il s'éloigna sans bruit en direction de la RUCHE.
La cité minière était construite à l'intérieur d'un amphithéâtre naturel, ce qui lui donnait un aspect de forteresse imprenable. Mais comme ce morceau de royaume aride n'intéressait personne, on la comparait ironiquement à un château en ruine. Les crêtes irrégulières qui la ceignaient, tranchaient le ciel grisâtre sous la clarté de Chiva au zénith. La roche, très friable, avait laissé les vents sculpter des scènes irréelles où animaux, monstres et guerriers de légendes étaient les acteurs figés dans l'éternité minérale. Quant aux habitants, ils avaient gratté les falaises et creusé d'innombrables cavités. Les parois étaient criblées de centaines de trous, plus ou moins larges selon leur usage, qui donnaient accès à un impressionnant réseau de galeries souterraines. On y trouvait des habitations, des commerces, des ateliers, des auberges, des salles de jeux, des greniers, des étables et bien sûr des puits... FALENDJA avait un air de ville Naine mais, bien entendu, en beaucoup moins raffiné.
La RUCHE était une auberge située sur la partie la plus haute de la ville. C'était un endroit plutôt calme car seuls les caravaniers les plus courageux trouvaient encore la force de gravir les cinq cent quarante marches qui y menaient. Mais pour un Géant, ce n'était pas une épreuve insurmontable. Il y avait déjà séjourné et savait combien la vue depuis ce promontoire était extraordinaire.
À cette heure, il y avait peu d'activité en ville. Bien qu'il soit impossible de sortir pendant la journée, les mineurs avaient pris l'habitude de respecter les cycles de Wam et de Chiva. La plupart des gens se reposaient et les boutiques étaient fermées. Seules les caravanes de marchands venaient parfois rompre ce rythme quotidien. Forcés de voyager la nuit, ils arrivaient à l'heure grise du matin ce qui donnait en général lieu à des réjouissances bruyantes et alcoolisées. FALENDJA était une sorte de Noman's land isolé du reste du monde. Car même si elle n'était pas la seule cité du désert, elle était la plus dangereuse à atteindre et peu de caravanes prenaient le risque de s'aventurer aussi loin. C'était donc l'occasion de faire des rencontres, de s'informer des dernières nouvelles, de découvrir de nouveaux objets, de nouvelles saveurs. Une bouffée d'oxygène dans le morne quotidien de ses laborieux habitants.
La première fois qu'il était venu, URSUS avait fait une entrée remarquée. Un voyageur solitaire capable de traverser le DEVENDOL : on n'avait encore jamais vu ça. De plus, cela faisait des dizaines d'années que plus personne de sa race n'avait franchi ces murs. Cette fois-ci au moins, il ferait preuve d'un peu plus de discrétion.
Lorsqu'il se glissa sous le seuil sans porte de l'auberge, la tenancière, qui s'était assoupie, lui lança un regard surpris mais ne pipa mot. Elle bailla bruyamment et lui indiqua d'un geste que l'alvéole qu'il occupait la dernière fois était disponible. C'était la plus grande : le modèle “famille nombreuse”. Selon le standard des Nains bien entendu, ce qui était tout juste assez pour que le Géant puisse s'y allonger sans toucher les murs. Quant à la hauteur de plafond, elle était suffisante... à condition de rester assis.
Il jeta un dernier coup d'oeil par l'une des petites ouvertures qui faisaient office de fenêtre et porta son regard vers l'immense place centrale en contrebas. Il était comme un spectateur cherchant un gladiateur dans une arène vide. Quand soudain, il vit une lumière grise qui dansait sur le parvis. Elle enchainait pirouettes et contorsions dans un ballet fascinant. Elle sautait, frappait l'air de ses mains et de ses pieds, chutait pour mieux rebondir, roulait, tanguait, soulevant autour d'elle des voiles de poussière qui dessinaient des courants d'étincelles.
Sans raison apparente, elle s'interrompit tout à coup et regarda vers le sommet des falaises. Elle leva les deux bras, les agita en l'air et lança dans un cri de joie. "URSUS !! Tu es revenu !! Ne bouge pas, j'arrive !" Dans son empressement, elle trébucha sur une pierre, puis une autre et finit par tomber. Elle se releva aussitôt et poursuivit sa course puis disparut dans l'ombre. Quelques minutes plus tard, haletante mais heureuse, la jeune fille fit irruption dans la chambre du Géant et se jeta dans ses bras.
"Tu es revenu ! Je suis tellement contente !" finit-elle par articuler entre deux sanglots de joie.
URSUS était stupéfait. Comment avait-elle pu le voir de nuit, d'aussi loin et à travers les murs de la chambre. Où plutôt, comment avait-elle pu tout simplement le voir ? Car elle était aveugle...
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